L’Avenir : une lutte pour un espace commun dans un quartier populaire de Brest
C’est en 1898 que le diocèse entreprend de bâtir une salle destinée à recevoir les activités du patronage Saint- Martin, aux abords de la jeune place Guérin. Une dizaine d’années plus tard s’y entraîne une section de gymnastique, « l’Avenir de Brest », avant d’accueillir d’autres groupes au cours des années 20, parmi lesquels une troupe de théâtre et une équipe de foot. À la fin des années 70, la salle s’ouvre davantage aux associations du quartier. Elle héberge aussi bien le Comité des Fêtes de la Place Guérin et son célèbre bal costumé que des scouts ou un cinéma jusqu’à la fin des années 1990. Elle ne sert ensuite plus qu’au théâtre, avant d’être vendue par le diocèse à la Communauté Urbaine de Brest (l’ancêtre de Brest Métropole) en 2002.
S’inquiétant du devenir de cette salle, une vingtaine d’associations du quartier et de nombreux individus créent en 2004 le collectif « Quel Avenir ? ». Les préoccupations du collectif sont justifiées par le peu d’attention que la municipalité porte aux associations qui font vivre le quartier. Certaines ont déjà été expulsées du bâtiment qui les abritait à Kerfautras, et les projets portés par les élus sont clairement destinés à attirer une population plus aisée. C’est dans ce contexte que le collectif « Quel Avenir ? » organise réunions publiques et repas de quartier. Un défilé de la Jeunesse athlétique guérinoise (fanfare burlesque bien connue du quartier) vient marquer l’inauguration symbolique de l’Avenir. La rédaction d’un cahier des charges permet de démontrer l’utilité de cette salle, dont le collectif demande la rénovation. Pourtant, la mairie opte pour sa démolition et promet de la remplacer par un nouvel équipement. Un choix entériné lors du conseil municipal du 27 janvier 20061.
L’ancienne école adossée à la salle de l’Avenir est occupée par un collectif de militants en 2010. Elle prend le nom de « La Buissonnière » et devient pour un temps un centre social autogéré. La municipalité profite du départ du collectif qui l’occupait pour raser l’ensemble des bâtiments (école et salle de quartier), qui laisse place à un terrain en friche, seuls les tilleuls ont survécu. Au sein du même bloc, cette municipalité entreprend deux ans plus tard de démanteler un autre pôle associatif majeur du quartier, l’immeuble Proudhon. On promet aux associations qui y sont hébergées qu’elles retrouveraient leurs locaux une fois le bâtiment rénové2… Bâtiment qui devient finalement une résidence senior, un choix qui étonne à deux pas de la mouvementée place Guérin. Là encore, des associations implantées de longue date dans le quartier se retrouvent dispersées aux quatre vents.
Alors que le sort réservé à Proudhon ne laisse rien présager de bon pour l’Avenir, des riverains sont conviés en septembre 2015 à une réunion publique à l’école Guérin. À la surprise générale, il n’est plus question d’un nouvel « équipement de quartier », mais de la construction d’un immeuble locatif privé supplémentaire de 31 logements portée par la société SNC Lamotte. Le conseil municipal ne prend même plus en compte sa délibération de 2006.
L’opposition ne se fait pas attendre. Des affiches dénonçant le « projet Lamotte » fleurissent un peu partout, bientôt suivies d’une assemblée organisée au Patronage laïque Guérin, à l’initiative d’une poignée d’habitants et d’habitués. C’est dans une salle bondée qu’est décidée l’occupation du terrain, désormais entouré de palissades. Un nouveau collectif voit le jour, « Pas d’avenir sans Avenir ». Un matin d’octobre 2015, une « action commando »3 permet d’ouvrir le site à un premier repas de quartier. De nombreux autres événements suivront, bientôt mis à l’abri sous les premières constructions.
Le collectif « Pas d’avenir sans Avenir » organise plusieurs réunions publiques, auxquelles assistent quelques élus. Le message de ces derniers est clair : la construction d’une salle de quartier n’est plus à l’ordre du jour. À l’été 2016, le permis de construire du projet Lamotte est refusé pour des questions de normes de sécurité. Le promoteur n’en présentera pas d’autre, mais la lutte pour l’Avenir ne fait que commencer. Pour beaucoup, il ne s’agit en effet plus seulement de réclamer une salle de quartier, mais de s’organiser pour la reconstruire, tout en résistant à la disparition du Brest populaire.
L’Avenir devient alors partie intégrante de l’écosystème guérinois.
Pourtant, à l’automne 2018, la majorité municipale dite « socialiste » avance une nouvelle stratégie visant à enterrer définitivement l’histoire d’une salle de quartier tout en flattant une partie de son électorat. La municipalité tente à ce moment-là de faire pression sur le Patronage laïque Guérin en manque de moyens et d’espaces, en leur assignant des locaux dans un nouveau bâtiment. Il se disait depuis quelque temps déjà qu’un nouveau projet se concoctait en coulisses, bientôt officialisé : la construction d’une crèche en gestion privée sur le site, dans laquelle le Patronage disposerait d’un espace. Malgré ce chantage, la structure d’éducation populaire affirme son soutien au collectif et à son fonctionnement horizontal.
Les riverains sont invités à une nouvelle réunion publique, ne laissant que quelques jours au collectif pour préparer la riposte et mobiliser ses soutiens. Le jour même, ce sont plusieurs centaines de personnes qui se massent dans la salle de l’école Guérin. Alors que les élus présents s’entêtent à nier ce qui se construit depuis trois ans sur le site, la réunion tourne à la « fronde contre la ville »4. Impossible pour les élus de présenter les plans de la crèche5. Ce moment riche en émotions permet aussi au collectif de plaider pour un espace commun au sein d’un quartier vivant et populaire6. La réunion est un succès puisque la mobilisation de toute une place a une nouvelle fois permis de repousser un projet municipal démagogique. La crèche atterrira finalement sur un autre terrain que la municipalité gardait sous le coude7.
La reconstruction d’une salle de quartier
Le collectif « Pas d’avenir sans Avenir », aux côtés d’autres forces vives du quartier, n’était pas hostile par principe à l’accueil de la petite enfance sur le quartier. C’est plutôt que le site choisi par les élus n’était déjà plus le terrain vague qu’ils décrivaient. Le collectif entreprend en effet d’occuper le site de l’Avenir de diverses manières dès l’automne 2015, notamment par des donneries et des repas de quartier. L’idée est aussi que le plus grand nombre puisse s’approprier cet espace, comme lors d’une journée ironiquement intitulée « Aménagement du territoire » en mars 2016.
La construction d’un préau s’avère rapidement nécessaire pour s’abriter. Petit à petit, des murs y sont ajoutés, un espace permettant de tenir une petite buvette y est aménagé, bientôt doté d’une cuisine. C’est là que se tiennent aujourd’hui la plupart des réunions des différents collectifs utilisateurs du lieu. C’est aussi là que sont préparés les repas, qu’ils soient destinés à des maraudes ou aux cantines collectives.
Ce modeste appentis manquant un peu d’envergure, nous avons commencé à débattre de l’opportunité de construire nous-mêmes la salle de quartier que la ville nous refusait. Enthousiasmés par l’idée, des membres du collectif dégotent un hangar à la campagne. Il est à donner, à condition de venir le démonter. La lutte pour la salle de l’Avenir connaît alors un nouveau tournant. Le hangar est amené en pièces détachées sur le site, et les différents éléments sont remontés au sol. Les fermes sont levées petit à petit à la force des bras des nombreuses personnes venues prendre part à la construction. La dernière est redressée en novembre 2017. Un beau moment collectif suivi d’un concert qui défie la boue et le froid.
Une fois les tôles en place, fêtes, bouffes et discussions se succèdent à l’abri de la pluie mais pas des courants d’air. Le collectif opte donc pour des murs en terre-paille, une technologie certes plus rustique que les vitres du télé- phérique, mais qui a fait ses preuves. À l’été 2018, un copain paysan à Daoulas nous cède de quoi faire les murs à un prix dérisoire en échange d’un coup de main pour ramasser les bottes au champ. L’occasion pour les citadins les plus endurcis du collectif de s’essayer au maniement de la fourche. La livraison de la paille, en tracteur, crée l’événement place Guérin. Le camarade paysan a réussi l’exploit de mener à bon port ce convoi exceptionnel un jour de match, devant les boulistes de la place Guérin ébahis.
Le chantier des murs débute un peu plus d’un an plus tard, en juin 2019, avec les conseils avisés d’amis ruraux plus expérimentés en la matière. L’enduit est un mélange de glaise, de bouse et d’un peu de paille. La ferme de Traon Bihan8 est mise à contribution pour la bouse (bio), périlleusement acheminée jusqu’à l’Avenir. Une fois la première couche sèchée, un enduit de finition est apposé, à base de glaise et de sable à l’extérieur et de chaux à l’intérieur. Au-delà d’un progrès matériel indéniable pour notre salle de quartier, ces journées de chantier sont de beaux moments partagés. Chaque jour, une trentaine de personnes répondent à l’appel du collectif, toujours dans la bonne humeur. Une cantine nourrit tous les midis l’équipe de volontaires. Il faudra au total trois sessions de trois jours pour doter l’Avenir de ses beaux murs, en attendant portes et fenêtres.
En parallèle de la construction de la salle, certains et certaines expriment l’envie de faire profiter le quartier d’un four à pain à l’ancienne. Mais les briques réfractaires, qui ont les propriétés thermiques qui nous intéressent, coûtent cher et ne courent pas les rues. L’occasion est trouvée lorsqu’un immeuble abritant jadis une boulangerie est rénové à quelques centaines de mètres de l’Avenir. La cave est occupée par un imposant four de terre et de pierres. On nous autorise à en récupérer les fameuses briques, à condition de faire place nette. De nombreuses personnes se relaient et s’échinent à défaire petit à petit l’ancien four à la lumière des frontales. Avec l’aide de connaisseurs et connaisseuses, un beau four voit le jour en novembre 2017, dans un coin du terrain. Il permet désormais d’organiser fournées et repas partagés.
La salle sera bientôt fermée par un pignon vitré à ossature bois côté sud-ouest. Les chantiers se poursuivront dans l’objectif de rendre le lieu toujours plus fonctionnel et chaleureux.
Ces travaux sont menés avec des moyens dérisoires, en fonction des opportunités et des disponibilités. Ils ne visent pas uniquement à répondre à des besoins matériels, ils sont aussi l’occasion de partager des savoirs. On vient participer, et on repart avec des notions élémentaires de charpente ou de maçonnerie. On apprend à talocher ou à faire un curry de légumes pour 30 personnes. Ce sont surtout des moments au cours desquels des habitantes et des habitants entreprennent de répondre à leurs besoins et à leurs envies, loin des logiques marchandes et des perspectives gestionnaires. Pour reprendre les mots d’un communiqué que nous avions publié pour inviter aux finitions des murs, « bien plus qu’une salle de quartier qui s’édifie, c’est une manière commune de vivre la ville qui s’expérimente ici »9. La joie qui s’exprime lors de ces chantiers vient aussi du sentiment d’arracher un peu de temps et d’espace au rouleau-compresseur de « politiques urbaines » décidées sans nous et contre nous.
Et maintenant ?
La salle de l’Avenir, telle qu’elle se présente aujourd’hui, est à la fois le fruit de l’histoire de la place Guérin, de la lutte pour le maintien d’un espace collectif sur le quartier et de la volonté de nous débrouiller nous-mêmes pour le construire. À ces aspects historiques et matériels s’ajoutent une troisième dimension, celle d’un collectif ouvert qui coordonne les différentes envies et activités de manière horizontale.
Or, comme nous l’avons déjà signalé10, l’Avenir est confronté actuellement à une situation inédite : si la municipalité avance désormais une politique de « la main tendue »11, le lieu en lui-même reste à la merci d’une intervention de la Préfecture. C’est dans ce contexte que nous avons accepté de rencontrer, le 8 décembre 2020, Yohann Nédélec, adjoint au centre-ville, et Gwendal Quiguer, conseiller municipal à la « participation ». L’entrevue s’est tenue au Patronage laïque municipal Guérin. Cinq membres du collectif s’y sont rendus, en précisant que toute décision quant au devenir du site devra passer par une assemblée réunissant toutes les personnes intéressées, usagères ou habituées.
À cette occasion, il nous a été confirmé que la métropole avait bien été sommée par la sous-préfecture de clarifier la situation de l’Avenir. On peut ici considérer que cette démarche s’inscrit dans la continuité d’actions entreprises par les autorités un peu partout ces derniers mois pour entraver toute organisation ou menacer des lieux collectifs12. Localement, elle fait suite à diverses opérations menées pour mater la turbulente place Guérin : fermeture administrative disproportionnée d’un bistrot, police omniprésente, contrôles d’identités répétés, etc. Une « réponse » aux violences, notamment de l’été 2020, que les autorités locales ont elles-mêmes alimentées : l’arrêté municipal interdisant depuis 2017 la consommation d’alcool dans le centre-ville13, ou encore l’expulsion sans solution d’un squat du Haut- Jaurès ont concentré ici les tensions. Le prétexte invoqué par la sous-préfecture nous concernant touche aux normes relatives aux établissements recevant du public (ERP).
Les élus présents ont par ailleurs exprimé le souhait de trouver une modalité de fonctionnement permettant à l’Avenir de poursuivre ses activités tout en déchargeant le maire de toute responsabilité en cas de problème. Face à l’impossibilité de décider collectivement de la pertinence d’une régularisation du site, nous avons fait le choix de présenter des gages de bonne volonté concernant les normes ERP. Nous avons également rappelé que le site est aujourd’hui en chantier et fermé au public. Cette démarche ne nous met pas à l’abri d’une intervention policière, et présente également le risque de mettre le doigt dans en engrenage sur lequel nous pourrions perdre prise.
Quelle que soit la suite ou la forme que prendra ou pas le fonctionnement de l’Avenir, le collectif considère comme non négociable le maintien d’un fonctionnement horizontal, la préservation de la salle auto-construite existante et la volonté de ne pas servir l’embourgeoisement du centre-ville de Brest.
Depuis 2015 en effet, l’Avenir est géré directement par celles et ceux qui l’animent. Hors « restrictions sanitaires », nos réunions hebdomadaires permettent à chacune et chacun de venir proposer projets ou évènements qui y sont collectivement discutés. Ces réunions sont ouvertes et les décisions sont prises au consensus. Parallèlement, des personnes intéressées par un aspect particulier du lieu (chantiers, jardinage…) peuvent prendre part à des commissions travaillant spécifiquement sur ces sujets, toujours en en rendant compte en réunion plénière.
Ce fonctionnement est cohérent avec la manière dont la salle s’est construite, fruit d’une reprise en main par des habitantes et des habitants des outils nécessaires à la vie commune. Nous sommes ici bien loin de l’étiquette « participative » qu’il est désormais de bon ton d’accoler aux projets institutionnels. Notre salle de quartier, construite en fonction de nos besoins et de nos moyens représente par ailleurs une somme incalculable d’heures de travail. De nombreux bras se sont relayés pour la bâtir. Une démolition, telle que celle qui a visé l’ancienne salle de l’Avenir en 2010, serait une nouvelle preuve de mépris vis-à-vis de celles et ceux qui font vivre le quartier. Si des ajustements pourraient être envisagés, la salle de l’Avenir existe bel et bien et doit être préservée en tant que telle.
Enfin, nous constatons, comme tout un chacun, qu’une véritable ruée sur l’immobilier touche Brest depuis quelques années, ébranlant une composition sociale jusque-là moins inégalitaire qu’ailleurs14. C’est toute notre vie collective qui est désormais menacée, par l’embourgeoisement du centre- ville en général et de Saint-Martin en particulier. Cette flambée des prix du logement n’est pas due qu’aux dynamiques démographiques et aux aléas du marché de l’immobilier. Elle est dopée par les projets portés par la municipalité, plus préoccupée de rendre la ville présentable aux investisseurs et aux ménages aisés qu’accessible au plus grand nombre. Dans ce contexte, l’Avenir ne saurait s’intégrer à un quelconque « marketing territorial » vantant une ville « attractive ». Cet espace, gagné par notre détermination, ne peut être un simple « tiers-lieu »15, caution « alternative » à l’actuelle restructuration du centre-ville.
Il nous reviendra sans doute, quelle que soit la direction que prendra l’Avenir, de veiller aux côtés d’autres forces vives du quartier au maintien du caractère vivant et populaire de la Place Guérin.
Collectif « Pas d’avenir sans Avenir» Brest, mars 2021
- Délibération n° 2006-01-012
- Le Télégramme, 10 octobre 2012, « Immeuble Proud’hon. Le feuilleton est fini »
- Le Télégramme, 18 octobre 2015, « Ce projet immobilier ne se fera pas »
- Le Télégramme, 18 décembre 2018, « Salle de l’Avenir. Fronde contre la ville »
- Voir sur YouTube « Réunion publique Avenir – 19/12/2018 », vidéos réalisées par les Sycophantes Vidéastes
- La prise de parole du collectif est accessible ici
- Côté Brest, 16 octobre 2019, « Une nouvelle crèche de 56 places dans le centre-ville de Brest espérée en 2023 »
- La ferme biologique de Traon Bihan est une des dernières exploitations agricoles sur le territoire de la ville de Brest. C’est pourtant sur une partie de ses terres que la municipalité décide, en 2017, d’implanter un « éco-quartier » et une zone artisanale, suscitant une importante mobilisation. Elle perdra une quinzaine d’hectares dans la bataille.
- publié le 19 juin 2019, « Enchantements des chantiers »
- Aux usager.es, ami.es et habitué.es de l’Avenir
- Ouest-France, 19 novembre 2020
- CQFD, les associations face à la répression
- Le Télégramme, 17 juin 2015, « Arrêté anti-alcool : « Les esprits ont évolué »
- ADEUPa Brest-Bretagne, 2018, « Brest Métropole. Portrait social en bref», p. 2
- Le Télégramme, 29 janvier 2021, « Quel futur pour la salle de l’Avenir ? »